La deuxième réunion d'équipe du Projet Legitimus, qui se tenait les 19, 20 et 21 octobre a été un franc succès. Dans les jours qui suivent, vous verrez apparaître sur Legitimus.ca plusieurs entrevues et autres contenus pédagogiques captés lors de l'événement. L'équipe web du projet vous offre en attendant la publication de ces contenus un aperçu des moments marquants de la rencontre, qui a été riche en réfléxions et en idées pour tous nos collaborateurs.
Tel que cela a déjà été expliqué dans notre article présentant la réunion, celle-ci avait quatre objectifs: faire le point sur la recherche et les résultats obtenus à mi-parcours (1), prendre du recul et réfléchir aux défis pratiques, culturels et méthodologiques ihnérents à la recherche sur les cultures juridiques autochtones avec les autochtones (2), valoriser les travaux des jeunes chercheurs (3) ainsi que préparer les étapes suivantes des travaux (4).
La première journée a donné l'occasion aux chercheurs de présenter à leurs collègues l'avancement de leurs recherches, en plus de permettre au comité intégrateur de présenter ses deux premiers rapports.
La journée a commencé avec une présentation de Mme Hadley Friedland (Groupe Canada) intitulée « Working with Communities to Access, Understand and Apply Indigenous Laws ». Faisant partie du groupe de recherche dirigé par la professeure Val Napoleon, Mme Friedland a pu nous décrire l'avancement des projets de recherche entrepris par leur équipe, et la manière dont ceux-ci sont menés avec les communités autochtones et pour elles. Elle a aussi décrit certaines difficultés qui découlent de cette manière nouvelle de conduire la recherche. En effet, comme la recherche dépend des communautés autochtones, qu'elle doit servir, il est arrivé par exemple qu'une communauté abandonne un projet qui ne l'intéressait plus.
La seconde présentation, intitulée « Accès à la terre et gestion des ressources: Perspectives du droit innu et du droit étatique québécois » a été faite par les professeurs Pierrot-Ross Temblay et Geneviève Motard (Groupe Canada). Leur équipe de recherche a analysé plus de 160 récits, les deux présentateurs ayant d'ailleurs tenus à souligner la contribution importante de Mme Sylvie Vincent, collaboratrice au projet. L'analyse de ces récits leur a permis d'identifier certains principes et valeurs concernant le territoire présents dans le droit innu, et d'opposer ceux-ci à ceux du droit étatique québécois. On retient de la présentation que les Innus ne perçoivent pas uniquement le territoire comme une chose sur laquelle ils exercent un contrôle, mais bien comme une responsabilité.
Intitulée « Resolution of Customary Disputes in Solomon Islands », la troisième présentation a été faite par la professeure Jennifer Corrin (Groupe Pacifique). Son groupe de recherche a pu identifier les différentes avenues de résolution des conflits sur le territoire étudié, et les classer selon leur nature (cours étatiques, cours « coutumières », forums traditionnels et forums hybrides, l'église étant considérée comme une avenue « autre »). Il est bon de rappeler à cet effet que le droit coutumier s'applique sur près de 87% du territoire des îles Salomon. Jennifer Corrin a déjà publié plusieurs articles liés au projet, et s'intéressera entre autres dans les mois à venir à la « profondeur » du pluralisme juridique sur le territoire étudié et à des réformes possibles.
C'était ensuite au tour des professeures Marie-Ève Sylvestre et Mylène Jaccoud (Groupe Canada), dans une allocution intitulée « Renforcer la gouvernance atikamekw: vers un modèle atikamekw de prise en charge des conflits et problèmes liés à la violence conjugale et à la protection de la jeunesse » de nous présenter l'avancement de leur projet de recherche. Les Atikamekw cherchent, avec ce projet de recherche, à se rapproprier leurs traditions juridiques. Le groupe a concentré sa recherche sur deux thématiques : la violence conjugale et la protection de la jeunesse. En plus d'une analyse documentaire, plusieurs entretiens (individuels ou en groupe) ont été réalisés dans la communauté, et les chercheurs non-autochtones ont travaillé avec étroitement avec leurs partenaires, notamment Mary Coon et Christian Coocoo.
La cinquième présentation, par Mme Anne-Lise Madinier et M. Raphael Mapou (Groupe Pacifique), s'intitulait « L’interaction de l’ordre juridique kanak (Charte kanak) et du droit républicain dans les institutions de Nouvelle-Calédonie ». « Comment écrire sans se renier? Comment écrire sans figer la pratique de la coutume? » a demandé ce dernier au début de la présentation. Les deux chercheurs ont beaucoup insisté sur l'importance de la Charte kanake, ainsi que sur toutes les difficultés rencontrées en amont et en aval de son adoption. « Il faut un minimum d’écrit parce qu’il y a des choses à sécuriser, à sanctuariser », a conclut Raphael Mapou.
Les professeurs Christiane Guay et Sébastien Grammond (Groupe Canada) ont donné la dernière présentation avant le déjeuner : « Les pratiques d’adoption coutumière chez les autochtones : la perspective des Innus d’Uashat mak Mani-Utenam ». Ils ont d'abord précisé qu'il ne s'agit pas d'une recherche sur l'adoption traditionnelle telle qu'elle se vivait dans le passé, mais bien de l'adoption coutumière telle qu'elle se pratique aujourd'hui dans la communauté. Ils nous ont ensuite fait par de leurs résultats préléminaires. Ils ont d'abord identifié des valeurs qui sous-tendent la pratique: le partage et l'entraide, la transmission de l'identité et de la culture, et le respect des décisions de l'enfant. Certains Innus « prennent soin de » l'enfant d'un autre (il n'y a pas de mot pour « adoption » dans la langue innue), pendant une période indéterminée. L'adoption peut devenir permanente si la situation se cristallise, mais l'enfant ne perd jamais le lien de filiation ; on peut ajouter une filiation, mais pas en enlever une.
C'est la professeur Chuma Himonga (Groupe Afrique) qui a pris la parole la première au retour du déjeuner avec la septième présentation, intitulée « Framing Hybrid Legal Orders in Southern Africa : State Recognition of Customary Law in Botswana, South Africa and Zambia ». Son équipe a complété tout le travail de terrain, mais non pas encore terminé le travail d'analyse des données. Ils ont quand même pu arriver à quelques conclusions, notamment que dans les cultures autochtones étudiées « marriage is a bond between family, and not between only two individuals ». Le droit coutumier protège donc les familles dans leur ensemble, alors que dans le droit étatique, la valeur de l'égalité imprègne les relations entre les individus dans le mariage.
Dr. Pauline Gervier (Groupe Afrique), qui a pris le relais du professeur Fabrice Hourquebie à la direction du Groupe Bordeaux, a donné une présentation intitulée « Crises et pacification des crises : enjeux de la pluralité juridique dans la pacification des rapports sociaux en Afrique francophone ». Son équipe est composée de quatre groupes de recherche : le Groupe foncier, où on est en amont des crises, et les groupes Burundi, Cameroun et Burkina Faso, en aval, où on voit divers processus coutumiers de résolution des conflits et comment ceux-ci s'articulent avec le droit étatique. Bien que les chercheurs aient complété plusieurs missions de terrain, ils ont rencontré des difficultés importantes concernant le Cameroun et le Burkina Faso, puisque des missions y sont devenues impossibles à cause du contexte géopolitique. Seuls les résultats du groupe foncier et du groupe Burundi ont été pris en compte par le comité intégrateur dans leur premier rapport.
La dernière présentation avant celles des membres du groupe intégrateur, intitulée « De facto, non de iure. Incursions dans les paradoxes de la pratique du droit coutumier Rom en Roumanie » a été donnée par Dr. Sergiu Miscoiu. En effet, bien que la Roumanie soit un pays unitaire du point de vue juridique, la minorité rom y évolue souvent en parallèle, sans jamais se soumettre au droit étatique. Le pluralisme juridique se manifeste donc de manière claire sur le territoire roumain, notamment avec les stabors, tribunaux roms aux fonctionnements variés (autour d'une table en mangeant un bon repas, ou au contraire dans une atmosphère sérieuse rappelant les cours occidentales, selon la communauté).
Enfin, le groupe intégrateur nous a présenté ses premiers rapports d'intégration. Trois rapports ont été réalisés : l'un sur la justice, l'autre sur la famille, et l'autre sur le foncier. L'objectif de ces premiers rapports d'intégration? Souligner les divergences (ou nuances) et les convergences dans les différents ordres juridiques étudiés.
Les convergences et divergences (ou nuances) trouvées selon les trois catégories ont donc été présentées par des membres du groupe intégrateur. Ceux-ci ont tout de même tenus à préciser que le processus même de l'intégration a été pour eux très difficile, les sous-groupes ayant étudié des communautés aux contextes très différents, et ayant utilisé des méthodologies de recherche très diversifié. La journée s'est terminée avant qu'ait pu présenté le troisième rapport, qu'on a remis au lendemain.
Comme le troisième rapport d'intégration n'avait pu être présenté le jour précédent, la période de questions a dû être réduite de quelques minutes. Plusieurs questions extrêmement pertinentes ont néanmoins été posées. On a par exemple interrogé le comité intégrateur sur les défis méthodologiques et épistémologiques de comparer des peuples aux contextes historique, géographique et culturel différents.
Pour le professeur Jean-François Gaudreault-Desbiens, bien que l'analyse des divergences et convergences soit pertinente, il est clair que les productions finales du comité intégrateur devront contenir une analyse contextuelle plus fine. Pour lui, trois obstacles particulièrement importants sont à signaler : les cadres théoriques qui sont légitimes, mais très variés (1), le fait qu'il est difficile de faire atterrir la grille d’intégration proposée puisque les équipes y ont apporté leurs propres interprétations, légitimes, mais qui compliquent les choses (qu'est-ce qui est une valeur, un princie, une règle?) (2), et l'obstacle très dangereux de l'essentialisme : il faut saisir les différents ordres juridiques étudiés dans leurs dynamiques (3).
Portant le titre « La recherche avec et par les autochtones : Est-ce que ça change quelque chose? », la table ronde a été sans l'ombre d'un doute l'un des moments marquants de la rencontre. En effet, comme le Projet Legitimus s'inscrit dans le modèle de la recherche collaborative, et qu'il reconnaît que les autochtones sont les co-producteurs du savoir, qu'ils sont des experts qui entretiennent une relation d'égalité avec les chercheurs non-autochtones et qu'ils ont une légitimité particulière dans la création du savoir et dans la dissémination de ce savoir dans leurs communautés, il était naturel de leur donner la parole.
Les participants à la table ronde, tous autochtones, avaient reçus des questions d'avance mais, l'exercice se voulant flexible, ils pouvaient y déroger et s'exprimer sur le sujet de leur choix à tout moment. En attendant que l'archive vidéo de cette table ronde soit publiée sur Legitimus.ca, voici quelques citations marquantes sur le rôle de la recherche sur les ordres juridiques autochtones dans l’atteinte pour les communautés autochtones dans leurs objectifs de changement.
« Pour moi, une recherche doit être gagnant-gagnant. J’ai vu dans les 15 dernières années que pour les chercheurs c’est payant de travailler avec nous. Ils sont considérés comme des experts, ont des publications scientifiques. Pour moi c’est important que la recherche soit gagnante pour nous aussi. » Christian Coocoo
« If you are producing research and documents, it is easier to convince those who are against your institution. When you are pushing for better recognition of Indigenous people, it always makes it better to have something that is written down. Educated people always want to see something that is written. » Sipo Mahlengu
« Le fait de porter notre regard sur nos cultures juridiques est une forme de revalidation, de valorisation d’une source qu’on a invalidée, qu’on a crue tarie. Le fait de se plonger dans notre tradition orale et notre culture juridique c’est très fort, ça nous permet de porter un regard sur notre propre communauté, de critiquer des formes de colonialisme internalisé. (...) Cette recherche permet de fournir une alternative au discours étatique dominant en puisant dans une nouvelle philosophie, qui est riche dans sa conception de la diversité et du pluralisme. Permet de faire une extraordinaire diplomatie entre les premiers peuples, ce qu’on a rarement le privilège de faire, et je vous en remercie. » Pierrot Ross-Tremblay
« At a really basic level, talking about Indigenous law, is a way to challenge the trope about Indigenous people being lawless. (...) Legitimacy is essential to conflict management. Realizing how Canadian law has fragmented us : the legal orders are larger than the small communities. » Val Napoleon
« Il faut aussi savoir que lorsque des modifications se font au niveau législatif, nous sommes très peu sollicités par l’État alors que cela a des répercussions directes sur nos communautés. La recherche nous apporte la reconnaissance de nos pratiques. Nous avons des pratiques de protection qui existent dans nos communautés, mais le savoir non-autochtone primait sur notre propre savoir. » Nadine Vollant
« Décoloniser la recherche. Permettre aux autochtones d’appréhender la science et d’utiliser la science. Décolonisation à deux niveaux : par rapport à nous-mêmes, considérer que nos peuples ont leurs savoirs, leurs protocoles, leurs techniques, de les redécouvrir. Décoloniser la recherche par rapport aux chercheurs eux-mêmes c’est l’autre projet. » Raphael Mapou
La deuxième journée s'est terminée, en après-midi, avec un atelier méthodologique intitulé « Comparer les approches de la recherche empirique sur les ordres juridiques autochtones ». D'abord, la professeure Val Napoleon nous a présenté sa méthodologie dans une présentation intitulée « Engaging with Indigenous Laws at the Law: The ILRU Method and Lessons from the Work », après quoi c'est la professeure Christiane Guay qui nous a présenté la sienne avec une présentation intitulée « Une approche biographique pour raconter l'adoption coutumière et reconnaître les savoirs autochtones ». Ces deux présentations ont été suivies d'une discussion ponctuée de questions adressées aux deux professeures.
La troisième journée a commencé avec le Colloque des jeunes chercheurs en avant-midi, qui fut suivi de la planification de l'évaluation de mi-parcours ainsi que des réunions des différents groupes de recherche. Les présentations données par les jeunes chercheurs lors du colloque ont bien sûr toutes été filmées et seront publiées sur le site dans les jours à venir. Elles ont été très appréciées par l'audience; le colloque a d'ailleurs duré un peu plus longtemps que prévu, retardant le déjeuner et les activités de l'après-midi. C'est ce qui arrive lorsque des orateurs passionnés et très intéressants se succèdent.
La deuxième réunion d'équipe du Projet Legitimus a donc été un véritable succès. Elle a atteint ses objectifs en plus de permettre aux chercheurs, comme le souhaitait le professeur Ghislain Otis, responsable du projet, de fraterniser et de créer des liens. Toute l'équipe de Legitimus.ca a hâte de vous présenter les contenus audiovisuels captés lors de l'événement.